CHAPITRE TREIZE
Point n’est besoin de préciser que je ne fermai pas l’œil cette nuit-là. Blottie près du feu mourant, ou arpentant la chambre dans le sens de la longueur, ou me penchant à intervalles fréquents sur le divan où gisait mon héroïque époux blessé, écartant les mèches noires qui lui tombaient sur le front, ou écoutant avec un déchirant soulagement sa respiration profonde et sonore : ainsi passai-je les heures en attendant l’aube. Il dormit à poings fermés. J’avais pris la précaution d’ajouter un soupçon de laudanum dans sa tasse de thé, sachant que, sans cet expédient, son âme indomptable n’eût jamais goûté le repos qu’exigeait son corps.
J’avais beau lutter pour apaiser mon esprit, mes pensées revenaient sans cesse sur les horreurs de cette mémorable nuit. Avec la clarté d’un cauchemar, des images défilaient sur l’écran de mon cerveau agité : les yeux vitreux d’Ayesha, qui avait sacrifié sa vie pour nous – en tout cas, pour l’un de nous ; la belle mine renfrognée de mon cher Emerson lorsqu’il avait découvert, en reprenant conscience, que sa proie lui avait de nouveau échappé ; la figure rubiconde et ahurie du constable qui, poursuivant un gamin chapardeur dans les jardins de Victoria Gardens, s’était retrouvé face à un cadavre, à un homme blessé et à une femme qui n’était en guère meilleure condition, asphyxiée et à moitié étranglée…
J’avais encore la gorge endolorie, malgré les soins prompts et efficaces qui m’avaient été prodigués. Cependant, cette douleur n’était rien en comparaison de la détresse morale qui m’emplissait. Je m’étais fourvoyée. Oui : moi, Amelia Peabody Emerson, j’avais négligé de me livrer aux déductions logiques et rigoureuses qui sont essentielles à toute enquête criminelle. J’ai des excuses à faire valoir, je crois. Les événements de cette palpitante journée s’étaient succédé dans un tel tourbillon que je n’avais eu à aucun moment le loisir de les examiner à tête reposée. Toutefois, je savais que ce n’était point là le véritable motif de mon échec. La jalousie avait brouillé mon cerveau ; la défiance m’avait empêchée d’emprunter la voie de la raison. Comme le disent – avec quelle acuité ! – les Écritures : « La jalousie est cruelle comme la tombe ; les charbons en sont des charbons ardents, qui ont une flamme des plus dévorantes. »
De nouveau, je me penchai vers Emerson et pressai mes lèvres sur son front meurtri. Le docteur avait été contraint de raser une partie des cheveux afin de panser l’éraflure qui avait labouré son cuir chevelu. L’une des brillantes mèches noires reposait, en cet instant même, sur mon sein, car je l’avais ramassée par terre (dans la poussière) en faisant le vœu de la porter toujours sur moi, pour me rappeler combien j’avais été près de perdre celui qui m’était plus cher que la vie elle-même. Jamais plus je ne douterais de lui. Jamais !
Après avoir répété ce vœu un certain nombre de fois, je m’aperçus que j’étais suffisamment calme pour reprendre mes cogitations. Je commençai par les révélations de miss Minton. Ce n’était nullement une coïncidence si la police avait choisi ce jour et cette heure précis pour effectuer une descente dans cette fumerie d’opium précise. Miss Minton avait fait passer le message à un collègue, lequel avait alerté la police. Les avait-il avertis que nous serions sur les lieux, ou avait-il recouru à quelque ruse pour les convaincre d’agir ? Plus j’y réfléchissais, plus j’étais persuadée que la seconde hypothèse était la bonne. Notre présence était passée inaperçue jusqu’au moment où Emerson l’avait révélée avec sa véhémence coutumière. Le fait que la police eût été si prompte à réagir à une suggestion – habilement formulée, sans nul doute – émanant d’un membre de la presse, tendait fortement à prouver qu’elle nourrissait déjà des soupçons à l’égard d’Ayesha et de son établissement.
Le méprisable inspecteur Cuff s’était joué de moi. Il n’avait pas cru un instant qu’Ahmet fût le meurtrier. Il avait mis le malheureux en état d’arrestation pour deux raisons : primo, pour semer la consternation et l’alarme parmi ses associés, dans l’espoir de provoquer une initiative imprudente ou une déclaration compromettante ; secundo, parce qu’il espérait que cet informateur bien connu révélerait, sous la pression de l’interrogatoire, de précieux renseignements. Que savait Cuff ? J’ignorais la réponse, mais j’étais certaine d’une chose : si l’inspecteur croyait que l’assassin était un Anglais et un membre de l’aristocratie, il procéderait avec la plus extrême circonspection. Une accusation portée contre un homme de haut rang devrait être étayée par des preuves irréfragables.
Qu’Ayesha eût connu la vérité, c’était confirmé par ses propres paroles. « Il » lui avait ordonné de m’attirer dans un piège. Sa réticence à accomplir cette mission de trahison avait dû éveiller les soupçons de l’homme et lui faire craindre qu’elle le trahisse, lui (comme elle aurait fini par le faire, j’en suis convaincue). Il l’avait par conséquent suivie. Peut-être s’était-il caché suffisamment près pour entendre Ayesha me mettre en garde.
Qu’il eût été effrayé au point de m’attaquer était encourageant. Moins encourageant était le fait que je n’avais aucune idée de ce que j’avais bien pu dire ou faire pour l’effrayer. Se pouvait-il que ma visite à Ayesha eût été suffisante en soi ? Cela semblait peu probable. Plus vraisemblablement, j’étais tombée par inadvertance sur quelque indice dont l’importance m’avait échappé.
Lors de notre conversation initiale, Ayesha avait prononcé un mot qui m’avait paru significatif. Elle avait parlé d’un « lord[3] » anglais. Je n’avais moi-même jamais utilisé ce mot. Cependant, à la réflexion, je me demandais si ce terme avait pour elle le même sens que pour moi. Comme je l’ai dit, le mot arabe pour « mari » – et même pour « homme » – véhicule cette connotation dégradante et, au cours de ses transactions professionnelles, Ayesha avait dû souvent l’utiliser pour flatter ses clients. Un homme est toujours prêt à croire qu’il est véritablement le seigneur et maître de toutes choses, et particulièrement de toute femme qu’il rencontre.
Quoique ce fût encore loin d’être concluant, tous les indices allaient dans le même sens : à savoir, que le faux prêtre et le meurtrier d’Oldacre étaient un seul et même homme, et qu’il s’agissait soit de Lord Liverpool soit de son démoniaque mentor. Ils devaient tous deux être impliqués dans le complot, car il y avait eu au moins six intrus masqués dans la salle de conférences.
À ce stade, mes cogitations furent interrompues par un cri étouffé d’Emerson. Je volai à son chevet. Il n’était pas réveillé mais s’agitait dans son sommeil, tournant la tête de part et d’autre et fouettant l’air de sa main. J’écoutai, le cœur battant, les syllabes entrecoupées qui s’échappaient de ses lèvres… et je reconnus, avec une indicible joie, les syllabes de mon nom.
Je m’allongeai à côté de lui et pris sa main dans la mienne, ce qui eut pour effet immédiat de l’apaiser. Un dernier murmure fit vibrer l’air ambiant : « Crénom, Peabody… » J’attirai sa tête contre mon sein et me disposais à reprendre le fil de mes pensées quand, pour quelque raison inexplicable, je m’assoupis.
Lorsque je m’éveillai, ma première pensée fut pour Emerson. Un rapide coup d’œil sur son visage si proche du mien me rassura : il dormait comme un ange. J’entendis alors, de nouveau, le bruit qui m’avait tirée du sommeil.
— Ramsès, chuchotai-je. Que fais-tu ici ?
La tête de Ramsès apparut au pied du lit.
— J’ai fait tout doux, maman. Je voulais seulement savoir si vous étiez réveillée.
— Je le suis maintenant, grâce à toi. Mais ton père dort encore, aussi…
Les lèvres d’Emerson s’entrouvrirent :
— Il ne dort pas.
— Vous avez les yeux fermés, objectai-je.
Il les ouvrit.
— Nom d’une pipe, quelle heure est-il ?
Je me mis sur mon séant. Je m’étais endormie dans mon déshabillé, de sorte que j’étais présentable. Les yeux ronds de Ramsès suivaient avec intérêt chacun de mes mouvements.
Emerson roula sur le dos et grogna :
— Nom d’une pipe, quelle…
— Je ne sais pas, Emerson, je ne vois pas la pendule d’ici.
— Il est deux heures dix, annonça Ramsès. J’espère que vous me pardonnerez mon intrusion, maman et papa. Ayant appris par Gargery que papa avait une nouvelle fois frôlé la mort, mon anxiété m’a conduit…
— Deux heures ! s’exclama Emerson. De l’après-midi ? Mais oui, le soleil brille… Sapristi, Peabody, pourquoi m’avez-vous laissé dormir si tard ?
Mes efforts pour le retenir furent vains : il balança ses pieds hors du lit et se dirigea vers la salle de bains. Ramsès hésita un instant, puis lui emboîta le pas. Il aimait à regarder son père se raser. Depuis le jour où il avait manqué se trancher la gorge en voulant imiter cette pratique (superflue, dans son cas), il avait reçu l’interdiction formelle de toucher aux rasoirs d’Emerson.
Après avoir sonné la bonne, je les suivis, pour découvrir Ramsès assis sur la chaise percée cependant qu’Emerson s’aspergeait le visage d’eau froide.
— Voilà qui est mieux ! dit-il joyeusement. Quelle nuit, hein, Peabody ?
— Ce n’est pas mieux, vous avez mouillé votre pansement. Emerson, combien de fois devrai-je vous répéter…
Ramsès prit la parole en même temps que moi :
— Je présume, papa, que votre question se rapporte à votre dernière rencontre en date avec le criminel déguisé. Je serais fort intéressé d’apprendre ce qui…
Avant que l’un de nous deux eût pu terminer sa phrase, la porte de la chambre s’ouvrit, livrant passage à un véritable défilé de domestiques : l’une des bonnes apportant un plateau à thé, une autre un broc d’eau chaude, Mrs. Watson supervisant leurs activités, et Gargery… ma foi, je savais ce que Gargery faisait là. Il ne feignit même pas d’avoir un prétexte raisonnable.
— Comment va le professeur, madame ? s’enquit-il.
— Au mieux, au mieux ! cria Emerson. Bonjour, Gargery. Qui d’autre est là ? Mrs. Watson ? Magnifique ! Il me faut un très copieux petit déjeuner, madame Watson, ou peut-être un déjeuner – le repas qui vous semblera le plus approprié – le plus rapidement possible, hmm ? Oh ! excusez-moi, euh… Susan…
Il s’écarta pour permettre à la bonne (Mary Ann) de poser le broc d’eau chaude sur la table.
Derrière Gargery, je vis apparaître – me sembla-t-il – la domesticité au grand complet : quatre valets de pied, la cuisinière et trois autres bonnes, y compris la fille de cuisine, qui était censée ne jamais montrer sa figure à l’étage. Je soupirai d’un ton résigné :
— Comme vous pouvez le constater, Gargery – et vous tous – le professeur Emerson est de nouveau lui-même. Maintenant que vous voici rassurés, vous voudrez bien, je l’espère, retourner à vos tâches.
— Oh ! madame Emerson, gémit la gouvernante, je suis confuse… Je ne sais quelle mouche les a piqués, ils ne se comportent pas ainsi d’habitude…
— Soyez tranquille, madame Watson. Ce n’est pas la première fois que cela arrive. Ce n’est pas votre faute.
— Je demande pardon à madame… intervint le majordome.
— Oui, Gargery ?
— Avec tout le respect que je dois à madame, je voudrais – au nom de tous – m’enquérir de la santé de madame. Madame semble un peu enrouée. Peut-être serait-il prudent que j’envoie chercher le docteur pour examiner madame ?
Il me fallut quelque temps pour dissiper leurs craintes, mais ils finirent par s’égailler, non sans que la cuisinière m’eût informée qu’elle connaissait un excellent remède pour les maux de gorge – une concoction à base de miel, de marrube et de cognac – qu’elle allait me préparer de ce pas. Je fermai la porte et me laissai choir dans un fauteuil. Pour une fois, je me sentais absolument incapable de parler.
De toute manière, il eût été impossible d’entamer une conversation tant que Ramsès était présent. Je me bornai donc à boire du thé – j’avais un peu de mal à avaler, mais le liquide bien chaud me ravigota merveilleusement – en écoutant Emerson terminer à grand bruit ses ablutions, assisté par les questions, les suggestions et les commentaires admiratifs de Ramsès.
Ils ne tardèrent pas à sortir, bras dessus bras dessous. Emerson eut la bonté de me laisser changer son pansement – lequel était, comme ses cheveux, saturé d’eau. Je me retirai ensuite pour m’arranger, cependant qu’Emerson prenait Ramsès sur ses genoux et entreprenait de lui narrer toute l’histoire.
Je sortis de la salle de bains à point nommé pour entendre Ramsès demander :
— Qui était cette malheureuse dame, papa, au juste ? Et comment se fait-il qu’elle ait été mortellement blessée au cours de la lutte ? Je comprends bien que vous étiez plongé dans l’inconscience à ce moment-là et que, par conséquent, vous n’avez pu voir ce qui s’est passé durant les derniers instants. Mais d’après ce que vous avez dit, il est clair que le gredin a tiré d’abord sur vous et qu’il aurait sans nul doute visé ensuite maman, car si je connais bien maman – ce dont je suis sûr – elle n’aurait certes pas pris la fuite mais aurait attaqué votre agresseur avec la dernière énergie, et d’ailleurs les contusions qu’elle porte à la gorge témoignent qu’elle a lutté corps à corps avec lui… et lui avec elle… si je puis m’exprimer ainsi…
— Je comprends ce que tu veux dire, Ramsès. – Emerson me lança un coup d’œil. – Euh… avez-vous parlé, Peabody ?
— Non.
— Et ce n’est pas étonnant ! s’exclama Emerson en posant Ramsès pour se lever d’un bond. Ma pauvre chère Peabody, votre splendide cou de cygne évoque un fragment d’un tableau de Turner ! Il passe par toutes les nuances du coucher de soleil. Où est la cuisinière ? Elle a parlé d’une médication…
Ramsès trotta vers la salle de bains en annonçant :
— L’eau froide, appliquée avec constance…
Je l’interceptai au passage.
— Non merci, Ramsès. Je te sais gré de ta sollicitude, mais je n’ai pas besoin que tu m’inondes d’eau, non plus que le carrelage. Sauve-toi, je voudrais m’habiller.
— Oui, maman. Puis-je d’abord demander… ?
— Plus tard, Ramsès.
Emerson me proposa son aide pour m’habiller mais, avant que les choses aient pu aller plus loin, Mrs. Watson vint nous annoncer que le déjeuner était servi. Emerson consulta sa montre de gousset.
— Hmmmmm, oui, le temps file. Prête, Peabody ? Tenez, prenez mon bras.
— Il faudrait d’abord, si possible, boutonner ma robe dans le dos. Auriez-vous cette obligeance, madame Watson ?
Emerson prit un air blessé. Je feignis de ne point m’en apercevoir.
La cuisinière avait eu la délicate attention de préparer un déjeuner froid, avec un assortiment de gelées, d’aspics et autres substances gélatineuses qui glissaient sans difficulté. Emerson mangea rapidement – s’agissant d’un autre homme, j’aurais dit qu’il s’empiffra – en lançant fréquemment des regards subreptices sur sa montre. Pour une fois, sa conversation fut aussi correcte et insipide que pouvait le souhaiter n’importe quelle maîtresse de maison. « Exquise douceur printanière, n’est-ce pas, ma chérie ? Mon manuscrit progresse de façon très satisfaisante ; ai-je pensé à vous remercier, ma chère Peabody, pour vos précieuses suggestions ? Avez-vous eu dernièrement des nouvelles d’Evelyn et de Walter ? Comment vont Raddie, Johnny, Willy et la petite Amelia ? »
Je répondis par monosyllabes. Je n’osais laisser ma bouche ouverte trop longtemps, de crainte de ce qui pouvait en sortir. Une personne rationnelle aurait pu supposer que ma colère et ma jalousie avaient été dissipées par la triste fin de cette malheureuse qui avait aimé « sans sagesse mais trop bien »… hélas ! ô lecteur, la jalousie n’est pas rationnelle. Ayesha était morte pour le sauver. Le pistolet était pointé sur Emerson, non sur elle, quand elle avait agrippé le bras de l’assassin, avec la force farouche de la passion, pour l’empêcher d’administrer le coup de grâce. Elle n’avait pas lutté pour s’échapper, mais uniquement pour détourner l’arme braquée sur l’homme qu’elle adorait. Morte et martyre, elle était une plus grande rivale qu’elle ne l’avait été de son vivant.
Un son étranglé franchit le seuil de mes lèvres. C’eût pu être un sanglot, mais je crois plutôt qu’il s’agissait d’un cri de fureur étouffé. Emerson me regarda anxieusement.
— Vous feriez mieux de rester alitée cet après-midi, ma chérie, et de bien vous reposer…
Je froissai ma serviette et la jetai à terre.
— Afin que vous puissiez vous éclipser de la maison à mon insu ? Où comptez-vous aller, Emerson ? Prendre vos dispositions pour de belles funérailles et une stèle en marbre ? Faire ouvrir son cercueil afin de déposer un dernier baiser sur ses lèvres ? Qui était cette femme, Emerson ? Que représentait-elle à vos yeux ?
Emerson demeura assis, les mains crispées sur les accoudoirs de son fauteuil, les yeux exorbités, la bouche béante. La réaction de Gargery fut plus explosive : il lâcha le plat qu’il tenait, et la superbe jelly à trois étages de la cuisinière se répandit sur le dallage en une flaque arc-en-ciel.
— Oh ! madame… hoqueta-t-il.
— Un instant, dit Emerson. Peabody, vous me coupez le souffle ! Vous pensez que je… Vous pensez qu’elle… C’était donc pour cela que vous… Ma parole, Peabody, je croyais que vous badiniez !
— Je ne badine pas sur des sujets aussi graves que la fidélité, l’attachement éternel, la confiance…
— Écoutez-moi un peu, bon sang, Peabody !
Gargery s’avança vers moi, foulant aux pieds les ruines de la jelly.
— Oh ! madame… Madame, jamais le professeur n’irait… jamais il ne pourrait… il est totalement dévoué, corps et âme…
Je pris une profonde inspiration.
— Emerson, dis-je avec un grand calme, je ne pense pas pouvoir me contrôler plus longtemps. J’aime beaucoup Gargery, ici présent, et j’apprécie l’intérêt amical qu’il nous porte, mais…
— Très juste, Peabody, dit Emerson. Pas devant les domestiques[4], hmm ? Du moins, pas cette fois. Excusez-nous, Gargery, soyez gentil. Ne vous inquiétez pas, tout va pour le mieux.
Il m’offrit son bras. Je le pris. Avec une parfaite dignité, nous gagnâmes le salon d’un pas mesuré.
Sitôt la porte refermée, Emerson me souleva dans ses bras et me porta jusqu’au divan.
— Ma Peabody chérie…
— Les cajoleries ne vous seront d’aucun secours en la circonstance ! criai-je en luttant pour me libérer.
— Ah, non ? Peabody, êtes-vous vraiment jalouse ? Vraiment ? Que c’est gentil de votre part, ma chérie ! Je suis flatté à un point que vous ne sauriez concevoir.
— Emerson, vous êtes vraiment… Ne faites pas ça, Emerson. Je ne puis réfléchir clairement quand vous…
Il interrompit son activité et m’aida à me redresser. Quand je fus assise sur ses genoux, nos yeux se trouvèrent au même niveau. Il me prit alors par les épaules et me regarda avec gravité.
— Avez-vous oublié, Peabody, ce qui s’est passé l’hiver dernier au Caire ?
Je ne pus que baisser les yeux.
— Non, Emerson. Je n’ai pas oublié.
— Je n’insisterai pas sur le fait que j’étais plus fondé que vous à ressentir les affres de la jalousie, poursuivit-il. Cela risquerait en effet de provoquer l’une de ces aimables petites querelles dont nous sommes coutumiers, qui ont tendance à s’éterniser sans jamais parvenir à une conclusion. Je me bornerai donc à répéter les propos que vous m’avez tenus peu après. « Si les années que nous avons passées ensemble », m’avez-vous dit, « et l’intensité de mon affection, ne vous ont pas encore convaincu que jamais je n’ai aimé, jamais je n’aimerai et jamais je ne pourrais aimer un autre que vous, rien de ce que je pourrai dire ne saurait modifier votre opinion ». Je vous prie de garder en mémoire, Peabody, cet éloquent discours.
Cachant contre sa poitrine mon visage cramoisi et mes lèvres tremblantes, je lui nouai les bras autour du cou.
Un peu plus tard, lorsque nous fûmes assis côte à côte par consentement mutuel, je fis remarquer :
— Tout de même, Emerson… et j’espère que vous prendrez ma question pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une simple quête d’information…
Le bras d’Emerson resserra son étreinte autour de mes épaules.
— Vous êtes incorrigible, Peabody ! Non seulement je suis disposé à répondre à la question qui vous taraude, mais j’insiste pour le faire.
« J’ignore ce qu’Ayesha vous a raconté. Elle m’a dit que vous lui aviez rendu visite, et elle m’a donné sa version de votre conversation. Toutefois, je n’accorde pas plus de crédit à ses déclarations que vous ne devriez en accorder à celles qu’elle vous a faites. Ce que je vais vous dire est la simple vérité – ni plus, ni moins.
« Je la connaissais – oui, ma chère Peabody, je l’admets – je la connaissais dans tous les sens du terme. Cela s’est passé lors de mon premier séjour en Égypte, à une époque où j’étais non pas archéologue mais un godelureau imberbe, frais émoulu d’Oxford et aussi naïf sur les choses de la vie que peut l’être notre petit Ramsès. Toutefois, je dois dire à ma décharge que j’ai bien vite appris à abhorrer le genre de vie auquel m’initiaient des gens qui se prétendaient mes amis. L’avilissement de ces malheureuses femmes m’horrifiait. Cela ne m’inspirait que mépris pour moi-même et pour les hommes qui les avaient condamnées à une existence d’esclavage servile.
« C’est Ayesha, en vérité, qui me dessilla les yeux. Elle était différente des autres. Voir une femme comme elle – intelligente, belle, aussi compétente que n’importe quel homme – réduite à pareille existence uniquement parce qu’elle était une femme belle, intelligente et compétente… Je crois lui avoir proposé de la sortir du ruisseau, comme dit le proverbe. Elle m’a ri au nez. Il était déjà trop tard pour elle.
« Ce premier voyage en Égypte me convainquit – comme ce fut votre cas, ma chère Peabody – que j’avais trouvé ma voie, et je me jetai dans mon travail avec ce que vous vous plaisez à appeler mon enthousiasme juvénile. Je rencontrais de temps à autre Ayesha, qui était alors l’une des plus fameuses (et coûteuses) représentantes de sa profession. Quelques années plus tard, elle quitta l’Égypte. J’appris par des relations communes qu’elle était partie pour Paris avec un riche admirateur, qui l’avait installée royalement. Son histoire, à partir de là, est bien triste. Son protecteur était un homme au tempérament violent. Le trompa-t-elle ? Je l’ignore. En tout cas, c’est ce qu’il prétendit et il la répudia, après lui avoir administré une correction qui la marqua pour la vie. Elle avait pu mettre de l’argent de côté et, par la suite, on me raconta qu’elle s’était réfugiée à Londres et installée à son compte. Mais – et ça, je le jure sur ce que j’ai de plus cher, Peabody – je ne l’avais pas revue depuis des années. J’ai manqué tomber à la renverse, l’autre nuit, quand je l’ai reconnue.
— C’est bien ce qu’elle m’a raconté, murmurai-je. Pauvre créature… Pauvre, pauvre femme…
Emerson me prit par le menton et me regarda dans le blanc des yeux.
— Peabody, est-il vrai que vous lui ayez proposé de l’aider à se retirer à la campagne, pour trouver le réconfort dans les beautés de la nature ?
— Ma foi, oui. J’avais tout de suite décelé la qualité de cette femme… Emerson, ne me serrez pas si fort, je ne puis respirer.
— Peabody, Peabody ! Vous êtes la treizième merveille du monde. Il n’en existe point d’autre comme vous !
— Nous sommes tous uniques aux yeux du Seigneur, répondis-je en tapotant mes cheveux en désordre. Mais, Emerson…
— Quoi encore, Peabody ?
— Je pense à ce que j’ai dit tout à l’heure – une réflexion bien cruelle et injuste – sur de belles funérailles et une stèle. C’est le moins que nous puissions faire, Emerson, ne croyez-vous pas ? Elle a bel et bien donné sa vie pour vous. Je ne suis plus du tout jalouse, à présent, et je ne vous reproche rien, car ce n’est pas votre faute si les femmes…
— Un instant, Peabody. Je suis pleinement en accord avec votre suggestion, et je vais m’en occuper de ce pas. Mais Ayesha aurait donné sa vie pour moi ? Quelle est cette insanité ?
Estimant qu’il ne devait rien ignorer de ce qui s’était passé, je lui répétai ce que m’avait déclaré Ayesha, comme quoi on l’avait forcée à m’attirer dans un piège, et ce que je lui avais dit, essayant de la persuader d’accepter notre protection.
— Je n’ai pas entendu la conversation, dit-il avec calme. J’étais trop éloigné et occupé, de surcroît, à monter la garde. J’ai vu arriver l’homme, Peabody, mais avant que j’aie pu bouger, elle s’est élancée dans ses bras. Et ensuite…
— Il vous a tiré dessus et vous êtes tombé. Oh, Emerson, jamais je n’oublierai cet instant !
Je fus un moment avant de pouvoir continuer. Emerson m’écouta, sans commentaire, décrire ce qui s’était passé. Enfin, il déclara d’un ton pensif :
— Ce sera une très belle stèle, Peabody. Et avant que le tailleur de pierre ne se mette à l’œuvre, je veillerai à ce que l’assassin d’Ayesha reçoive le châtiment qu’il mérite. Sapristi, Peabody, vous ne voyez donc pas ? Ce n’est pas pour moi qu’elle s’est sacrifiée, mais pour vous !
— Mon chéri… commençai-je.
— Vous n’êtes pas ce que j’appellerais une femme humble, Peabody, mais vous êtes parfois singulièrement obtuse. Réfléchissez bien. J’étais déjà hors de combat – mort, pour ce qu’elle en savait. Sur qui le meurtrier aurait-il ensuite tourné son arme, Peabody ? Il était venu dans le but de vous tuer, et elle le savait. Elle a pris le risque de vous avertir et, finalement, elle s’est battue jusqu’à la mort, non pour me sauver, mais pour vous sauver. Vous étiez la première femme, depuis des années – peut-être même de toute sa vie – à lui parler d’égale à égale et à lui témoigner de la sollicitude. Rien ne lui convenait davantage que d’en finir avec sa misérable existence.
Il me pressa contre lui et je sentis un long soupir soulever sa poitrine.
C’était un moment touchant, et je respectais ses sentiments. Je m’abstins donc de souligner les failles de son raisonnement. S’il tenait absolument à croire que l’infortunée avait donné sa vie pour moi, qu’il garde son illusion ! Pour ma part, je savais à quoi m’en tenir, et je chérirais à jamais le souvenir d’Ayesha parce qu’elle avait donné sa vie pour lui.
Après un moment de silence respectueux, j’observai :
— Emerson, je n’ai qu’une dernière question.
— Alors là, j’ai peine à y croire. Oui, ma chérie ?
— Vous n’imaginiez pas, dites-vous, que je puisse être jalouse.
— C’est la vérité, Peabody.
— Dans ce cas, pourquoi vous êtes-vous comporté de façon si diantrement bizarre ? Si la culpabilité a jamais été inscrite en toutes lettres sur un front humain, c’était bien sur le vôtre. Vous étiez douloureusement courtois, odieusement attentionné… vous n’avez même pas hurlé quand j’ai remanié votre manuscrit…
— Je le répète, Peabody, vous êtes obtuse. Vous ne savez donc pas ce qui me chagrinait ? N’avez-vous point lu l’inscription sur l’ouchebti ?
— Men-maat-Re Sethos… Emerson ! Oh, Emerson, vous étiez jaloux, vous aussi !
— Follement, désespérément, furieusement, déclara-t-il en me serrant à m’en faire craquer les côtes. Crénom, Peabody, c’est quand même une curieuse coïncidence de voir ressurgir ce nom abominable dans le cadre d’une affaire criminelle… Car il s’agit bien d’une simple coïncidence, n’est-ce pas ?
— Oui, Emerson, assurément. Dois-je vous jurer, comme vous avez eu la bonté de me le jurer, que jamais…
— Non, Peabody, ce n’est pas nécessaire. Jamais plus je ne douterai de vous.
— Oh, mon cher Emerson !
— Ma Peabody chérie !
Un considérable laps de temps s’écoula, au terme duquel je me levai de ses genoux et remis de l’ordre dans ma toilette.
— Vous êtes plus près que moi du cordon de sonnette, Emerson. Voulez-vous sonner Gargery ? Il est encore tôt, mais nous avons bien mérité un petit whisky-soda, pour calmer nos nerfs.
— Superbe idée, Peabody ! Et ensuite, si nous procédions à l’une de nos petites compétitions dans le domaine du crime ? Nous disposons de suffisamment d’éléments, je crois, pour échafauder une théorie ou deux. Je vous ai vue le faire avec bien moins que cela, ma chérie.
— Merci, mon cher Emerson, répondis-je avec une grande émotion. Je relève le défi dans l’esprit qui a présidé à son lancement et qui nous gouverne toujours dans ce genre de situations : que le meilleur gagne, pas de quartier et interdiction de tricher.
— Souhaitez-vous commencer, ma chère Peabody ?
— Non, mon cher Emerson, je vous cède la parole.
— Je m’y attendais… Ah ! vous voilà, Gargery. Apportez le whisky, s’il vous plaît.
— Et vous serez heureux d’apprendre, Gargery, ajoutai-je, que tout va pour le mieux, comme le professeur l’a dit.
— C’est ce que je vois, madame, dit-il avec un sourire radieux. Je n’en doutais d’ailleurs pas.
Lorsque Gargery eut apporté le whisky et se fut retiré, toujours rayonnant, Emerson déclara :
— Je vais vous dire, Peabody. Nous pourrions échanger Gargery contre Wilkins, hmm ? Wilkins serait beaucoup plus heureux dans une maison calme et bien réglée comme celle-ci.
— L’idée mérite réflexion, concédai-je. Bon, Emerson, vous étiez sur le point de commencer…
— Oui, dit-il en allant fourrager sur son bureau. Où donc ai-je mis cette maudite… ah ! la voici.
Il me tendit une feuille de papier. J’y jetai un coup d’œil et éclatai de rire.
— Oh, Emerson, c’est trop amusant ! Non, mon chéri, ne faites pas cette mine courroucée, je ne me gausse point de vous. Figurez-vous qu’il y a une liste quasiment identique à celle-ci dans le tiroir de mon secrétaire, en haut.
— Vraiment ? Cela prouve, ma chère Peabody, comme je l’ai souvent dit, que nos esprits ne font qu’un.
— Nous sommes d’accord sur les principaux points, semble-t-il, murmurai-je en étudiant sa liste. Je vois que vous mentionnez les débris de verre et les bouts de papier trouvés près du corps du veilleur de nuit. Je pensais, je l’avoue, que ce détail vous aurait échappé, Emerson.
— Voyez-moi ça ! Et quelle explication en donnez-vous, Peabody ?
— Je n’ai pas encore eu l’occasion d’aller voir Mr. Budge. Pour vous répondre, je dois savoir si la pièce avait été récemment balayée.
Les sourcils d’Emerson se froncèrent.
— Ah ! en effet. Je n’avais pas songé à cela.
— Il pourrait simplement s’agir de détritus accumulés durant les heures normales de visite du musée, conséquence des mauvaises habitudes du public en matière de propreté.
— Humph ! fit Emerson, le regard noir.
— Toutefois, enchaînai-je, il y a, en provenance d’une autre source, un élément qui vient étayer ma fragile théorie.
— La momie démaillotée.
— Et la tirade que le prêtre a récitée. L’invocation à Isis.
— « Elle dont le discours ne faillit point », dit Emerson, incapable de réprimer un sourire.
— Précisément. Jusque-là, Emerson, nos opinions convergent. Pensez-vous, comme moi, que l’homme que nous avons vu la nuit dernière est non seulement le meurtrier d’Ayesha mais aussi celui de Mr. Oldacre ?
— Certes, Peabody. Est-il également le faux prêtre ?
— Oui et non, Emerson.
— Crénom, Peabody…
— L’important n’est pas là. Le meurtrier est l’homme qui a envoyé les ouchebtis et enlevé Ramsès. Mais qui diable… enfin, qui est-il réellement ? Lequel de nos suspects est-il le cerveau caché derrière toute cette affaire ?
— C’est évident, décréta Emerson.
— En effet.
— Daignerez-vous… ?
— Pas pour l’instant. Il nous manque encore une ou deux preuves vitales. N’est-ce point vous qui disiez que c’est une erreur capitale d’avancer une théorie avant d’être en possession de tous les faits ?
— Non, ce n’est pas moi. Que nous manque-t-il comme éléments ?
— Eh bien… voici une question que vous avez omise.
Prenant une plume, je griffonnai quelques phrases et lui tendis la feuille.
Question : « Qui est l’homme enturbanné qui a rendu visite au professeur Emerson, et où sont-ils allés ensemble hier ? » Marche à suivre : « Interroger le professeur Emerson ».
Mon époux chiffonna rageusement le papier.
— Tudieu, Peabody…
— Attendez, Emerson. J’ai fait le vœu ce soir de ne jamais me laisser aller à douter de votre affection. Je n’en doute donc pas. Cependant, mon chéri, je n’ai fait aucune autre promesse. Si vous me dissimulez des indices…
— Reprenez donc un peu de whisky, Peabody.
— Non, merci.
— Dans ce cas, je vais le faire, marmonna Emerson en joignant le geste à la parole. Écoutez-moi bien, Peabody. Je ne dissimule aucun indice. L’individu dont vous parlez ne sait rien et ne m’a rien dit qui soit de nature à nous aider à résoudre le mystère.
— Dans ces conditions, pourquoi ne voulez-vous pas me dire qui est cet homme et ce qu’il voulait ?
— Parce qu’il… parce que je… j’ai donné ma parole, Peabody. J’ai juré de ne raconter à âme qui vive ce qui s’est passé hier après-midi. M’encourageriez-vous à rompre mon serment solennel ?
— Le mot « jamais » était-il expressément indiqué dans le serment que vous avez prononcé, Emerson ?
Il partit d’un grand rire.
— Oui, ma chère Peabody. Je crois même me rappeler que quelqu’un a utilisé la formule « silence éternel ». Les gens sont parfois d’un pompeux !… – Il recouvra son sérieux. – Ma chérie, il semble bien que nous soyons face à un test de cette confiance totale que vous venez de professer. Ce test n’est point de mon fait, mais il existe bel et bien. Allez-vous tenir votre parole et renoncer à me faire trahir la mienne ? Car vous pourriez me la faire trahir, Peabody, vous le savez. Je ne puis vous résister quand vous usez de persuasion.
— Mon cher Emerson, comment pouvez-vous supposer que je ferais une chose pareille ?
Il me prit dans ses bras.
L’espace d’un moment, nous demeurâmes immobiles. Le menton d’Emerson reposait sur le sommet de ma tête, de sorte que je ne voyais pas son visage. J’aurais donné cher pour déchiffrer son expression. Il mijotait quelque chose en sous-main, cela ne faisait pour moi aucun doute.
Dans le silence, j’entendis le lointain carillon de l’horloge du hall. Emerson remua légèrement.
— Il est presque l’heure du thé, dis-je.
— Hmmm, oui. La journée a passé comme l’éclair. Je suppose que nous devons faire descendre ces maudits… ces enfants au salon ?
— Vous êtes bien injuste, Emerson !
— Ce sont vraiment des enfants très ennuyeux, Peabody.
— Je le sais, mais nous avons accepté de les accueillir et de nous en occuper au mieux. Nous devons tenir notre promesse, Emerson.
Il me serra plus étroitement contre lui.
— Nous avons une demi-heure devant nous, Peabody. Si nous montions directement dans notre chambre… je pourrais ensuite affronter cette épreuve dans de bien meilleures dispositions…
Sans doute aurais-je dû soupçonner quelque chose. Néanmoins, je mets au défi n’importe quelle lectrice d’affirmer qu’elle eût agi autrement dans ces circonstances – lesquelles incluaient un certain nombre de ces petits gestes auxquels je suis sensible en toutes circonstances et qui étaient particulièrement poignants en cet instant.
Lorsque nous sortîmes du salon, bras dessus bras dessous, je vis Gargery dans le tournant de l’escalier, qui souriait comme un benêt sentimental. Puis je ne le vis plus, car Emerson me souleva impétueusement dans ses bras et monta l’escalier en courant, dans un élan – présumai-je – d’affectueuse impatience. De fait, il était si impatient qu’il négligea de fermer la porte. Je m’exclamai :
— Emerson, ne croyez-vous pas… qu’un peu d’intimité…
— Ah ! oui, dit-il, le souffle court. Un instant…
Sans entrer dans les détails scabreux relatifs à la position que j’occupais, je dirai simplement que je ne vis pas la porte se refermer. Je l’entendis néanmoins. J’entendis ensuite un autre bruit qui me fit l’effet d’un verre d’eau glacée en plein visage. C’était le bruit de la clef tournant dans la serrure.
D’un bond, je me levai du lit. J’étais seule. J’entendis ses pas s’éloigner ; il ne tentait même pas de marcher sur la pointe des pieds. Une pression du bouton de porte me confirma ce que je savais déjà : il m’avait enfermée dans la chambre.
Je m’élançai à la fenêtre et écartai les tentures. J’arrivai juste à temps pour le voir sortir de la maison. Les ombres s’allongeaient au-dehors, mais il faisait encore grand jour. Tout en marchant – de ce pas rapide qui pouvait couvrir des kilomètres de désert à la vitesse d’un homme en pleine course – il endossait à la hâte son manteau. Il était tête nue. Arrivé au portail, il se retourna un instant et leva les yeux vers la fenêtre.
Je ne pense pas qu’il me vit, car le soleil faisait face à la maison et se reflétait de manière aveuglante dans les fenêtres de la façade. Il savait néanmoins que j’étais là. Portant une main à ses lèvres, il m’envoya un baiser. Puis il se mit à courir et disparut en quelques secondes.
Combien de temps restai-je à la fenêtre, en proie à des sensations que je préfère ne pas évoquer ? Je ne saurais dire. Il ne s’était pas écoulé plus d’une minute, je pense, lorsque j’entendis le grincement de la clef dans la serrure et la voix de Gargery.
— Madame ? Madame est là ?
— Où voulez-vous que je sois, imbécile ? Déverrouillez-moi cette porte séance tenante.
— Oui, madame, certainement. C’est d’ailleurs la consigne que m’a donnée le professeur. Mais je ne comprends… – La porte s’ouvrit. – … je ne comprends pas ce qui se passe, poursuivit Gargery. Il a dit que la serrure était bloquée et qu’il allait chercher des outils, mais alors comment ça se fait que la chambre soit fermée à clef, vous à l’intérieur, et le professeur dehors…
— « Dehors » est le mot clef, Gargery, si vous voulez bien me pardonner ce piètre jeu de mots. Il n’a pas indiqué où il allait, je suppose ?
— Chercher des outils, madame. Il… – La mâchoire de Gargery s’affaissa. – Mince ! Y nous a pas faussé compagnie, dites ?
— Il n’y a aucun doute là-dessus, répondis-je avec une amertume bien compréhensible. Il nous a abusés en beauté, Gargery… tous les deux.
Comme Gargery se martelait le front de son poing serré en utilisant des expressions que je ne l’avais jamais entendu employer jusqu’alors, j’enchaînai :
— Peu importe, ce n’est pas votre faute… et je vous demande pardon de vous avoir traité d’imbécile, Gargery. Si vous en êtes un, je ne vous cède en rien sur ce chapitre.
Gargery prit une longue, chevrotante inspiration, et retrouva l’usage d’un langage plus châtié.
— Je demande pardon à madame. Dans le feu de l’action, je crains de m’être oublié. Il ne sert à rien de partir à sa recherche, je suppose ?
— Non, il s’est bel et bien échappé. Nous ne pouvons qu’attendre et témoigner de cette fermeté d’âme qui fait la réputation des Anglais, quel que soit leur sexe ou leur classe sociale. Il est l’heure du thé, Gargery. Je descendrai sous peu.
Gargery se redressa de toute sa taille.
— Oui, madame. Puis-je me permettre de dire à madame…
— Non, Gargery, j’aime autant pas. Ma carapace de calme est sur le point de voler en éclats et je préférerais extérioriser mes sentiments en privé.
Gargery se retira.
Bien entendu, je ne m’abandonnai pas aux larmes ni à l’hystérie. Telle n’est pas mon habitude. Je n’étais même pas en colère contre Emerson. Il se plaignait toujours de ne pas pouvoir m’empêcher de me précipiter tête baissée dans le danger, mais ce n’était là qu’une aimable plaisanterie de sa part ; jamais, jusqu’à ce jour, il n’avait fait de véritable tentative pour m’arrêter. Il devait vraiment être aux abois pour m’avoir joué un si mauvais tour, car il savait que cela lui vaudrait une avalanche de reproches véhéments.
Je me forçai à m’asseoir et à utiliser ma tête au lieu de mon cœur. Je n’avais pas l’intention, naturellement, de rester les bras croisés à attendre le retour d’Emerson. Je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où il avait pu aller. Toutefois, d’après ses remarques circonspectes de tout à l’heure, je savais que nous suivions tous deux la même piste en ce qui concernait la solution de l’énigme criminelle. Il en savait manifestement plus que moi – ou du moins le croyait-il. À coup sûr, si je concentrais mon intelligence sur le problème, je devrais pouvoir parvenir aux mêmes conclusions que lui – et, en temps voulu, à l’endroit même où lesdites conclusions l’avaient conduit.
Quelque chose me titillait l’esprit. Je connaissais bien cette sensation pour l’avoir maintes fois éprouvée : le sentiment d’avoir vu ou entendu quelque chose – un détail auquel, sur le moment, je n’avais pas accordé l’attention désirable. Un détail que j’avais négligé ou mal interprété… un détail d’une importance capitale. Je pressai mes mains sur mes yeux – non parce qu’ils étaient humides de larmes naissantes, mais dans le but de m’isoler des distractions extérieures. De quoi pouvait-il bien s’agir ? Durant de longues et terribles secondes, je m’étais débattue, impuissante, entre les mains de l’assassin qui m’étranglait, son visage à quelques centimètres seulement du mien. J’avais été passablement perturbée à ce moment-là, certes, mais n’y aurait-il pas eu un indice – un parfum, un bruit, une sensation – pouvant révéler l’identité du scélérat ?
J’étais sur la bonne voie, je le sentais, mais avant d’avoir pu poursuivre ma remémoration, je fus rappelée à mes devoirs par le babillage de voix enfantines dans le hall. Si je ne descendais pas sur-le-champ, Violet mangerait tous les biscuits.
Elle en avait déjà consommé plusieurs lorsque j’arrivai sur les lieux. Je mis un terme à cette orgie et intimai aux enfants l’ordre de s’asseoir chacun à sa place.
— Alors, qu’avez-vous fait de beau, aujourd’hui ? demandai-je aimablement.
— Nous sommes allés au parc, répondit Percy. J’avais emporté mon cerceau et mon filet à papillons.
— Il y avait un vendeur de muffins, murmura Violet. Un très gentil vendeur de muffins.
— Et as-tu attrapé des papillons, Percy ?
Je ne pris pas la peine de demander à Violet si elle avait attrapé des muffins ; la réponse ne faisait aucun doute. Cette petite enflait comme un crapaud.
— Oui, tante Amelia. Seulement quelques monarques, mais cela m’a fait un bon exercice de courir après.
— Oui, assurément, opinai-je d’un ton encourageant. Et toi, Ramsès ? As-tu aidé Percy à attraper des papillons ?
— Je m’étonne que vous posiez cette question, maman, étant donné que vous connaissez mes vues sur le meurtre gratuit des créatures animales, répondit Ramsès de son air le plus majestueux. Pardonnez-moi de changer de sujet – celui-ci étant ennuyeux à l’extrême – mais je voudrais savoir si papa est sorti ? Dans l’état de faiblesse où il se trouve présentement…
— Il est sorti, répondis-je assez sèchement. Et comme je te vois venir… non, je ne sais pas où il est allé ni quand il reviendra. Il n’a pas de comptes à rendre, Ramsès – ni à toi, ni à moi.
— Pas sur le plan légal, convint Ramsès. Toutefois, le doux aiguillon de l’affection familiale implique une obligation morale, et je suis surpris de constater que papa, qui, en règle générale, attache une grande importance à nos sentiments…
— S’il te plaît, Ramsès.
— Oui, maman.
Un bref silence s’ensuivit. Je mis l’assiette de biscuits hors de portée de Violet et tâchai de trouver quelque chose à dire. Je n’étais pas vraiment d’humeur à soutenir une conversation oiseuse.
Au bout d’un moment, Percy toussota.
— Puis-je vous demander quelque chose, tante Amelia ?
— Certainement, Percy. De quoi s’agit-il ?
— Eh bien, voilà… C’est une question qui me préoccupe depuis quelque temps.
— Si tu te fais du souci pour ta maman…
— Non, ce n’est pas cela, ma tante. En fait, ça ne concerne personne en particulier, personne que je connaisse. C’est ce que Ramsès appellerait une question de pure forme, je crois.
— Eh bien ? m’impatientai-je.
— Supposons, dit Percy avec lenteur, supposons que quelqu’un sache que quelqu’un d’autre a fait quelque chose. Quelque chose qu’il n’avait pas le droit de faire.
Je me demandai comment j’avais bien pu me plaindre des circonlocutions de Ramsès. Lui, au moins, connaissait plus de cinquante mots et était capable de les agencer en une phrase cohérente. Percy poursuivit, d’une voix encore plus lente :
— Quelque chose de mal, tante Amelia. De très mal, j’entends. Est-ce que la personne – la personne qui est au courant – doit le dire ?
— Le dire à qui ? m’enquis-je.
— Ma foi… à quelqu’un.
Je savais parfaitement où il voulait en venir. Il jetait des regards en coulisse à Ramsès, qui, l’œil noir, l’observait avec une détestation concentrée.
— Je crois te comprendre, Percy, lui dis-je. Tu poses une question hypothétique se rapportant à un problème moral. Il n’y a jamais de réponse simple à ce genre de question. Cela dépend d’un certain nombre de facteurs. Par exemple, il faut savoir si on a fait jurer le secret à la première personne ou si celle-ci a promis de garder le silence. Un prêtre catholique romain, quand il entend en confession…
— Ce n’est pas le cas, tante Amelia.
— Cela dépend aussi du degré de gravité de la mauvaise action. S’il s’agissait d’une inoffensive fredaine.
— C’était mal, dit Percy (en se pourléchant métaphoriquement les babines). Très, très mal. Très, tr…
Ramsès bondit du divan et se jeta à la gorge de Percy.
Ils tombèrent par terre dans un enchevêtrement de bras et de jambes, entraînant dans leur chute une petite table et éparpillant aux quatre coins du salon les biscuits, que j’avais posés sur ladite table. Du coin de l’œil, je vis Violet bondir sur sa proie tel un chat sur une souris, mais je ne pouvais m’occuper d’elle avant d’avoir séparé les garçons.
Ce ne fût pas aussi facile que je l’avais escompté. La première fois que je tendis la main, l’un des deux garnements – je ne saurais dire lequel – me donna un coup de pied. Ils roulaient en tous sens, bras et jambes fendant l’air. Percy poussait des petits cris et des glapissements, tandis que Ramsès se battait dans un silence menaçant : les seuls bruits qui émanaient de sa personne étaient des grognements de douleur ou des ahanements. Saisissant la théière, j’en ôtai le couvercle et vidai le contenu sur les belligérants.
L’eau n’était plus bouillante, mais encore suffisamment chaude pour provoquer une accalmie provisoire. Je la mis à profit pour saisir Ramsès au collet et le hisser sur ses pieds.
Aussitôt, Percy roula hors d’atteinte et se mit à quatre pattes. En comparant les deux garçons, je fus intéressée d’observer que Ramsès, quoique plus petit et plus menu que son cousin, avait réussi à tenir bon. Peut-être son père lui avait-il donné des leçons de boxe, en définitive. Son nez saignait copieusement (compte tenu de la dimension de l’appendice en question, il n’était pas étonnant que Percy eût réussi à l’atteindre), ses cheveux étaient dressés à la verticale, et Percy lui avait apparemment mordu le pouce. Toutefois, Percy était plus mal en point. Il avait la lèvre ouverte et son visage commençait à enfler.
Ayant englouti tous les biscuits, Violet fut en mesure de tourner son attention vers un autre problème. Elle fondit sur Ramsès et le bourra de coups de poing.
— Vilain, vilain, méchant ! hurla-t-elle. Vilain !
Ramsès ne tenta pas de riposter, se bornant à se protéger le visage avec ses bras. Tout en le tenant fermement par le col, je plaquai ma main libre sur la figure de Violet et poussai un bon coup. Elle tomba à la renverse sur le divan, avec suffisamment de force pour en avoir le souffle coupé.
Je n’eus pas besoin de tirer le cordon de sonnette. Les bruits de la bataille avaient fait accourir dans la pièce Gargery, escorté de Mrs. Watson. Je remis Violet entre les mains de la gouvernante et confiai Percy au majordome.
— À nous deux, Ramsès, dis-je à mon fils.
— Je suis confiné dans ma chambre, observa-t-il en essuyant sur sa manche son nez ensanglanté.
J’ôtai de ses cheveux quelques feuilles de thé qui y adhéraient.
— Oui. Te faut-il de l’aide pour te laver, te changer et panser tes plaies ?
— Non, merci, je préfère m’en occuper par moi-même. Comme vous le voyez, mon nez a cessé de saigner. L’application d’eau froide…
— D’une grande quantité d’eau froide, dirais-je.
— Oui, maman. Tout de suite.
Il se dirigea vers la porte. Sur le seuil, il se retourna :
— Une question, maman, si vous permettez.
— Nous discuterons plus tard de ce déplorable incident, Ramsès. Présentement, j’ai d’autres soucis en tête.
— Oui, maman. Vous faites allusion, je présume, à l’absence de papa, et j’admets qu’il s’agit d’une affaire plus urgente. Néanmoins, je voulais m’enquérir de miss Minton. Elle est partie.
— Oui, Ramsès, je sais. Je l’ai congédiée. Elle a quitté la maison ce matin.
— Elle a quitté la maison la nuit dernière, rectifia Ramsès. C’est du moins ce que je me suis laissé dire. Et elle a oublié ses vêtements et autres articles personnels.
— Cela n’a rien d’étrange, Ramsès. Elle n’avait apporté, je suppose, que le genre d’affaires susceptibles d’appartenir à une vraie femme de chambre. Sans doute les aura-t-elle abandonnées, les considérant comme de misérables souvenirs d’une méprisable imposture.
— Sans doute. Néanmoins, il m’a semblé que vous souhaiteriez être informée…
— Voilà qui est fait. Merci. Dans ta chambre, Ramsès.
— Oui, maman.
Je demeurai un moment à méditer. Puis je sonnai le majordome.
— Je veux faire porter une lettre sur-le-champ, Gargery. Donnez de l’argent au valet pour le cab et dites-lui de se hâter.
Le temps que le valet se présente, j’avais écrit la missive. Je lui donnai instruction d’attendre la réponse. Je convoquai ensuite Mrs. Watson pour lui annoncer que je prendrais une simple collation dans ma chambre, puisque le professeur ne serait pas là pour le dîner. La brave femme approuva ma décision de me reposer et de me coucher tôt après tout ce que j’avais enduré.
Je ne pouvais pas faire de plans définitifs avant d’avoir reçu la réponse à mon message. Si ce n’était pas celle que j’espérais… eh bien ! cela prouverait qu’il y avait une faille irrémédiable dans ma théorie, auquel cas je devrais la réviser. Mais je ne voyais pas comment je pourrais me fourvoyer. Pourquoi – ô pourquoi ? – avais-je dédaigné cette déclaration significative ? Le fait d’être à demi étranglée n’excusait en rien une telle négligence.
Je me forçai à rester calme. Rien ne pressait. Si j’avais raison, et si j’avais correctement évalué les manies de l’homme que je traquais, rien d’important ne se produirait avant bon nombre d’heures. Je pris ma liste et la parcourus une nouvelle fois. Il était trop tard à présent pour terminer mes investigations, mais la liste soulevait une autre question. Alerter, ou ne pas alerter, la police ?
Après avoir pesé le pour et le contre, j’optai pour un compromis. Il n’y avait qu’un seul officier de police qui pût éventuellement – et je souligne le mot « éventuellement » – ajouter foi à la solution éminemment bizarre à laquelle j’étais parvenue. L’inspecteur Cuff représentait pour moi une insondable énigme : était-il rusé et secret, ou simplement très borné ? Dans l’un ou l’autre cas, je partais du principe qu’il était affligé, comme la plupart des hommes, d’un inexplicable préjugé envers la gent féminine et que, par conséquent, il s’opposerait vigoureusement à ce que je prisse part aux réjouissances de la soirée – même si, d’aventure, il se laissait convaincre d’y participer lui-même. Cuff n’aurait aucun scrupule à m’enfermer dans une cellule et à m’y séquestrer aussi longtemps qu’il lui paraîtrait nécessaire.
Toutefois, j’estimais équitable de lui accorder une chance de montrer sa valeur – d’autant que je pouvais fort bien avoir besoin d’assistance si jamais les choses ne tournaient pas comme je l’espérais. Je m’assis à mon bureau et commençai à écrire. Mon épître se révéla passablement longue, car il me fallait expliquer en détail nombre de choses, ceci afin d’ajouter de la vraisemblance au récit. Je n’en avais pas encore terminé lorsque Gargery vint m’apporter la réponse à ma lettre.
Il resta au garde-à-vous pendant que je la lisais.
— C’est… j’espère que ce n’est pas une mauvaise nouvelle, madame ?
— C’est la réponse que j’attendais, lui dis-je. Merci, Gargery.
Miss Minton n’avait pas regagné son domicile. Sa logeuse était sans nouvelles d’elle depuis le vendredi précédent.
Voilà qui réglait la question. Il n’était guère vraisemblable qu’elle fut partie pour le Northumberland habillée en femme de chambre, sans argent ni bagages. Il était encore plus improbable qu’elle eût accepté la protection de Kevin ou de Mr. Wilson. Non : je savais où elle se trouvait. C’était à elle qu’Ayesha avait fait allusion dans sa tirade entrecoupée – allusion que j’avais fâcheusement négligée. « Il » la tenait, à présent, et je savais où il l’avait emmenée : dans l’aile en ruine de Mauldy Manor, derrière cette porte massive dont la serrure avait été réparée si récemment que des traînées d’huile avaient souillé mes doigts lorsque j’avais soulevé le loquet.